
JORIS-KARL HUYSMANS. Croquis parisiens. Paris, Henri Vaton, 1880, in-8 (220 x 145 mm), demi-maroquin à coins vert émeraude, plats de papier marbré, dos à nerfs, tranche de tête dorée, doublures et gardes de papier peigne, non rogné (Pougetoux).
Édition originale illustrée de 10 eaux-fortes originales (dont 2 refusées) de Jean-Louis Forain et Jean-François Raffaëlli.
Le tirage des grands papiers se limite à 20 premiers exemplaires sur papier du Japon suivis de 5 exemplaires sur papier de Chine et de 20 exemplaires sur papier Whatman. Le tirage courant fut quant à lui tiré à 500 exemplaires sur papier vergé Dambricourt Frères (de) Hallines. L’ensemble du tirage, grands papiers inclus, n’a pas connu de justification.
L’UN DES 500 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ.
EXEMPLAIRE OFFERT PAR L’AUTEUR À LÉON HENNIQUE, AMI INDÉFECTIBLE DE HUYSMANS, L’UN DES 6 MEMBRES DU GROUPE DE MÉDAN :
A Léon Hennique
Son ami
G. Huysmans
Très bel exemplaire, sans rousseur et sans report, condition peu courante. Il a été fait relié par Hennique auprès de son relieur habituel Pougetoux (également celui de Huysmans).
Un second frontispice avant la lettre figure dans l’exemplaire, normalement réservé aux grands papiers. Un portrait de l’auteur sur chine volant a été ajouté. Comme à son habitude, Pougetoux n’a pas conservé les couvertures.
Le dos a été soigneusement et discrètement reteinté.
PROVENANCE : Léon Hennique (envoi et ex-libris) ; Pierre Berès (ex-libris).
4 000 €


Quand Huysmans croque la vie moderne à pleine plume.
Si la poésie en prose n’est pas le genre de prédilection du romancier Huysmans, il n’en demeure pas moins que cela constitue un espace d’exploration picturale des sujets qui lui sont chers. En Parisien qui rechigne à quitter ses quartiers – exception faite tardivement lors de son oblature à Ligugé – il n’est pas un amoureux de la campagne. Quand il marque ses distances avec le mouvement impressionniste de Monet ou de Renoir qui peignent des paysages naturellement attrayants pour ensuite s’émerveiller de leur représentation, Huysmans se refuse à réduire le naturalisme pictural à la nature, n’observant qu’un pan d’une vie uniquement faite de fleurs et de meules de foin. Huysmans préfère la ville et ses travers, une nature faite de fumée et de cours d’eau aux teintes changeantes et couleurs terre. Le Drageoir à épices (1874) est une amorce sans équivoque de la description colorée fortement imagée de la vie moderne, et le lecteur d’attendre une suite dans la même verve : le pinceau du Drageoir se transforme en burin pour croquer la vie parisienne. « L’inexplicable amalgame d’un parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande », comme aime à se qualifier l’auteur, condense dans ce second recueil de poésies en prose tous les ingrédients de son écriture : le monde du cabaret représenté par le cycle des « Folies-bergère », les « Types de Paris » ou les figures humaines et sociales incontournables du Paris populaire comme mondain, ou encore les « Paysages » de la Banlieue morne bordée de nature « navrée » et sa « Bièvre » inspirante.
Les Croquis parisiens s’inscrivent ainsi dans la droite continuité de ce que l’auteur a conçu dès le début de sa carrière littéraire : le monde des filles s’élargit et y inclut celui des dames ; les figures archétypales parisiennes ont préalablement émergé dans ses romans ou encore dans ses sept articles « Types de Paris » publiés dès 1876, à l’instar de « l’Ambulante » publié en décembre. Il est à noter la simultanéité de création chez Huysmans, quand il publie en avril 1878, « Croquis parisiens, une veillée dans la brochure », sorte de préambule des Soeurs Vatard (1879), ou encore quand il produit « Le poème en prose des viandes cuites au four », exacte expression reprise dans À vau l’eau (1882), poésie dédiée à son fidèle compagnon du Ministère, Alexis Orsat.
Car au-delà de la galerie de portraits naturalistes proposés par Huysmans, c’est bien celle de ses amis les plus chers et les plus intimes qu’il donne à lire au travers des dédicaces à ses compagnons auteurs ou fonctionnaires, tous engagés dans les arts et les lettres. Citons le libre Ludovic de Francmesnil ou Léon Hennique qui héritent des « Folies-Bergère », le naturaliste scientifique Henry Céard et « La Bièvre » (plus tard Huysmans dédiera le récit du même titre en 1898 à Georges Landry), le « faune » belge Théodore Hannon et « Les similitudes », le recueil se concluant par « Le gousset », poème digne des Enfers des bibliothèques pour le séducteur Guy de Maupassant. Dès lors, il devient difficile de ne pas se figurer une illustration en bonne et due forme de ces poèmes, l’autre grande amitié que cultive Huysmans étant réservée aux artistes et peintres qu’il promeut.
Ses croquis illustrés par ses « copains » artistes.
Il est une évidence que le romancier ne peut être dissocié du critique et amateur d’art fils de graveur Huysmans. C’est en journaliste et critique d’art qu’il débute sa carrière, formant son œil dans les Salons comme au Louvre dont il apprécie les collections. La rencontre avec les artistes contemporains suit naturellement : deux d’entre eux, issus de la nouvelle garde, feront leurs débuts en compagnie et épaulés par Huysmans. Il s’agit de Jean-Louis Forain (1852-1931) et de Jean-François Raffaëlli (1850-1924).
Huysmans n’a pas développé de rapports d’amitiés équivalents avec les deux hommes. L’histoire démontre que la collaboration avec Forain fut la plus fructueuse. En effet, depuis son premier roman Marthe (1876), le monde des filles intéresse Huysmans, ce même univers que Forain mettra à l’honneur avec crudité et justesse. Quand Huysmans réédite Marthe (1879), c’est à Forain « le peintre des filles » qu’il demande un frontispice. À l’heure de la genèse du livre illustré, dans une lettre adressée à Huysmans (1876) Forain formule une requête auprès de son ami : « Trouvez-moi donc quelques poèmes en prose. Des choses parisiennes, bien entendu. Nous pourrions par exemple refaire la rue […] avec notre note cruelle, cela irait très bien. » La tentation de voir en cette missive l’émergence des Croquis en recueil est grande. L’ancien élève de Gérôme et de Carpeaux libère alors son dessin par lequel il fait preuve de force, de mouvement : la nervosité et la synthèse du trait qu’emploie Forain est à l’image des formules chocs de Huysmans. La parfaite correspondance entre les poèmes huysmansiens et les illustrations forainiennes se fait jour, où l’imagerie citadine parisienne à la frange de la caricature se déploie pleinement pour représenter le frontispice, les « Folies-Bergère » ou encore « L’Ambulante ».
Autour de ce noyau concentrique qu’est le Paris moderne, Huysmans fait appel à Raffaëlli pour illustrer la marge, la banlieue et ses représentants, « Le marchand de marrons » dans des paysages désolés devenus nature morne pour ne pas écrire morte. Les deux hommes se connaissent depuis l’éloge des Soeurs Vatard que Raffaëlli a envoyé à l’auteur. Pour sa part, Huysmans le critique aime à rappeler la lignée noble et réaliste des frères Le Nain et de Millet, à laquelle il associe aisément Raffaëlli. Disciple de Degas, il bénéficiera de l’aide de Huysmans qui le défendra y compris dans le mouvement impressionniste qui le considère trop peu coloriste… les batailles font aussi rage dans les groupes d’Avant-gardes, et Huysmans de s’en dissocier pour ne pas compromettre sa liberté. Preuve en est de cette collaboration, où le trait de Raffaëlli est maîtrisé, épais et contenu, figurant des « Vues des remparts du Nord-Paris » monotones ou des personnages recroquevillés. Ces Croquis auront une suite lointaine et moins appuyée avec la sollicitation de Raffaëlli pour ses Types de Paris (1888), pour lesquels Huysmans écrira « Les habitués du café ».
Après cette décennie 1880 initiée par les Croquis et conclue par Certains (1889) dans lequel Huysmans consacre un article à chacun des deux artistes, les trois hommes mèneront leurs chemins respectifs : Huysmans transforme son naturalisme dit décadent en mystique, Forain persiste dans son trait impudique qui ne sied plus aux écrits de son ami, et Raffaëlli est en recherche de gloire et s’assagit pour mieux convenir au plus grand nombre. Il faudra attendre le début du Siècle pour qu’une retrouvaille ait lieu entre Huysmans et Forain, un noël à Ligugé, et que Forain, lui aussi converti récemment, demande au spécialiste de l’art religieux qu’est Huysmans, des conseils pour la représentation de ses Vierges.
Le lecteur et amateur d’art retiendra cependant des Croquis et de cette production à six mains, la réception qu’en a fait la critique. Zola, dans le Voltaire du 15 juin 1880, exhorte le lecteur à la découverte de l’ouvrage purement naturaliste et de présenter ainsi, non plus son disciple mais l’auteur qui a mérité ses galons : « Huysmans, d’origine hollandaise, a dans les veines un peu du sang des Rembrandt. […] C’est un virtuose de la langue, et un des plus hardis, des plus imprévus, des plus intenses. Eh! il était tout formé, lorsque nous nous sommes rencontrés; il avait déjà donné la mesure de sa force dans des pages publiées un peu partout. Il était un maître qui avait simplement besoin de produire, pour s’imposer au public. »
De nouveau, c’est bien l’alliage des arts et des lettres des Croquis qui fait la spécificité de l’œuvre huysmansienne, vrai livre de dialogue du dix-neuvième siècle injustement occulté par la postérité du Fleuve (1874) de Charles Cros ou encore du Corbeau (1875) d’Edgar Poe traduit par Stéphane Mallarmé, les deux textes illustrés par Édouard Manet dont la notoriété certes méritée a fait tomber en désuétude les « élixirs de crapule » qu’étaient Forain et Raffaëlli.