Joris-Karl Huysmans. En ménage.

JORIS-KARL HUYSMANS. En ménage. Paris, Librairie Charpentier, 1881. In-8, demi-maroquin émeraude à coins, dos à nerfs richement orné, doublures et gardes de papier peigne, tranche de tête dorée, couvertures et dos conservés (Semet & Plumelle).

Édition originale.
Le tirage des grands papiers se limite à 2 premiers exemplaires hors-commerce sur papier de Chine suivis de 10 exemplaires sur papier de Hollande.

EXEMPLAIRE OFFERT À ADOLPHE JULLIEN (1840-1932), AMI ET HISTORIOGRAPHE DU PEINTRE FANTIN-LATOUR :

A M. Adolphe Jullien
Son bien dévoué confrère

G. Huysmans

Critique musical à qui l’on doit un travail remarqué autour d’Hector Berlioz et grand ami d’Henri Fantin-Latour, il en sera son historiographe. Le peintre l’immortalisera dans sa toile Autour du piano (1885) ainsi qu’un Portrait (1887), tous deux conservés au musée d’Orsay.

Très bel exemplaire en reliure de Semet & Plumelle.
Quelques sporadiques rousseurs.

1 800 €


Édition originale.
Le tirage des grands papiers se limite à 2 premiers exemplaires hors-commerce sur
papier de Chine suivis de 10 exemplaires sur papier de Hollande.
LE NUMÉRO 4 DES 10 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE.
Huysmans, En ménage ou « le chant du nihilisme ».
Si Huysmans devait donner une recette de son naturalisme des origines, il inviterait
assurément ses lecteurs à dévorer En ménage. L’écriture de ce troisième roman, après
Marthe (1876) et Les Soeurs Vatard (1879) n’a pas été une mince affaire pour
l’auteur qui pousse à l’extrême ses recherches stylistiques et documentaires. Le récit
abandonne le romanesque et son éventuel extraordinaire ou attrait, pour laisser place
au roman épuré et volontairement banal, insignifiant. Ce qui meut Huysmans dans la
création de cette œuvre, ce sont la précision et l’exactitude du mot, le style poussé à
l’outrance, alliées aux faits transcendés par le vécu quasi-autobiographique.
Qui est le protagoniste André Jayant, aux débuts journalistiques critique de théâtre et
auteur en mal d’écriture malgré ses deux premières publications… un double de
Huysmans l’auteur naturaliste ? Et son ami, Cyprien Tibaille (que le lecteur a déjà
rencontré dans Les Soeurs Vatard) peintre de la vie moderne dont les tirades
réflexives au ton affirmé et sans compromission rappellent étrangement les critiques
huysmansiennes des Salons… un double de Huysmans fils de peintre et graveur
hollandais ? Les deux personnages, amis de longue date, s’accompagnent dans leur
vaine quête du « confortable », confrontés au choix impossible entre l’incommode
quotidien du célibat et les déconvenues du mariage. À cela s’ajoute une description
introspective de la propre vie de Huysmans qui ne raconte pas une histoire mais un
vécu, à l’instar de ses souvenirs douloureux au pensionnat, ou encore l’ennui
moribond du Ministère de l’Intérieur. En ménage devient le catalogue consciencieux
et sans surprise de situations bassement quelconques au centre desquelles se trouvent
les « crises juponnières », entre « l’apothéose de la fille publique » et « la
glorification de la femme de ménage ». Dans ce roman où la platitude du récit met en
évidence la beauté du phrasé au burin de l’auteur, la tromperie de l’épouse Berthe
prise sur le fait par André n’a rien de dramatique et en devient comique. André
concentre toutes les insatisfactions masculines, partagé entre le retour au célibat
comme libération puis solution du moindre mal, la faiblesse face aux fantômes de ses
maîtresses, la résignation à reprendre Berthe pour des raisons servilement matérielles.
Rien de glorieux et un bonheur inabordable, que Cyprien cherche aussi, avec plus de
liberté, préférant le « collage » au mariage, une vie en commun avec celle qui lui sert
de garde-malade affectueuse mais grossière, « une vache puissante et pacifique ». Par
ce roman, Huysmans se condamne au célibat, lui qui vit alors en ménage avec Anna
Meunier pour qui il aura une affection et une fidélité à toute épreuve. Ce sont les mots
qui sauvent la mise à l’auteur comme à ses personnages quand Cyprien dit la messe :
« C’est égal, dis donc, c’est cela qui dégotte toutes les morales connues. Bien qu’elles
bifurquent, les deux routes conduisent au même rond-point. Au fond, le concubinage
et le mariage se valent, puisqu’ils nous ont, l’un et l’autre, débarrassés des
préoccupations artistiques et des tristesses charnelles. Plus de talent et de la santé,
quel rêve ! » Ainsi, ce qui se joue delà du médiocre quotidien est encore ailleurs…
Huysmans, dont les personnages masculins prennent davantage corps dans sa matrice
littéraire, donne à lire la quintessence de son naturalisme qu’il oriente clairement vers
l’absence de sujet pour mieux mettre en exergue la nécessité de création artistique
dont la règle est, et demeure invariablement le style. Dans une lettre du 20 février
1881 qu’il adresse à Théodore Hannon, témoin privilégié de cette période
huysmansienne, l’auteur est conscient des changements qu’il déploie dans un
mouvement sous influence zolienne : « Je suis très inquiet avec mon damné volume.
Il est si différent, si bizarre, si intimiste, si loin de toutes les idées de Zola, que je ne
sais vraiment si je ne vais pas faire un vrai four. C’est du naturalisme assez neuf, je
crois. Mais dame, le terre à terre de la vie et le dégoût de l’humaine existence ne
seront peut-être que peu goûtés par ce sacré public. Enfin c’est poivré en diable et ça
attaque tout ce qui est respectable, donc j’ai des atouts. » Pour concrétiser cette
inflexion et son indépendance affichée, Huysmans se confronte à un dilemme, le choc
entre la réalité d’une vie à trouver un certain confort par la femme et la réalité d’une
œuvre à créer. Face à la liste implacable des déboires ménagers, le naturaliste expose
le catalogue raisonné de la vie solitaire et artistique : l’aménagement scrupuleux sans
cesse indécis de l’appartement d’André entouré de ses livres aux « uniformes jaunes
de l’éditeur Charpentier ». Il faut imaginer l’intérieur agrémenté d’aquarelles qui de
l’aveu-même de l’auteur, sont les « danseuses en gaze rose de Degas, petites voyoutes
exquises lutinant de grands dadais empesés », ou encore de J.-F. Raffaëlli, artiste qui
sert de modèle pour Cyprien, « où ces messieurs ennuyés en habit déambulaient parmi
des femmes étroitement lacées dans des armures de soie pâle ». L’art naturaliste prend
pleinement son importance quand André diagnostique et savoure la « maladrie de la
nature » et qu’il déclame : « Oui, j’aime les grands boulevards avec leurs rumeurs de
foule, leurs cafés pleins, leur brouhaha de gommeux et de coulissiers et j’en raffole, la
nuit surtout, vers deux heures, alors que passe sur l’asphalte la chasse désolée des
filles. […] Quelle qu’elle soit, riche ou pauvre, somptueuse ou mesquine, je trouve
que la rue est toujours belle ! ». Pour celui qui reconnait dès 1877 qu’il écrit pour «
les bibliophiles et les artistes », En ménage est la preuve primordiale et évidente du
projet littéraire désormais abouti de Huysmans : le « vrai public, public bête » ne
l’intéresse pas, et de présenter André comme « méprisant l’opinion de la foule, la
défiant, acceptant l’insuccès, très à l’écart du monde des lettres et des peintres ».
Huysmans, qui présentait l’auteur et journaliste Léo incapable d’écrire dépravé par la
diaphane débauchée Marthe, persiste avec André et sa procrastination exemplaire,
avant de bientôt laisser place à Des Esseintes le décadent, signant à rebours « le chant
du nihilisme » naturaliste.