
JORIS-KARL HUYSMANS. La Bièvre et Saint-Séverin. Paris, Tresse & Stock, 1898. In-8 (190 x 125 mm), demi-maroquin havane à coins à la Bradel, plats de papier marbré, doublures et gardes de même papier marbré, dos lisse orné, tranche de tête dorée, non rogné, couvertures et dos conservés (Ch. Meunier).
Édition originale du Quartier Saint-Séverin.
Le tirage des grands papiers se limite à 13 premiers exemplaires sur papier de Chine, suivis de 10 exemplaires sur papier du Japon, et de 40 exemplaires sur papier de Hollande.
LE NUMÉRO 2 DES 13 PREMIERS EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE.
Exemplaire parfait dans une fine demi-reliure du virtuose Charles Meunier (1866-1948).
2 000 €
Splendeur naturaliste, Huysmans sur le chemin de la spiritualité.
Joris-Karl Huysmans est souvent réduit à l’auteur converti qui abandonne ses oripeaux matérialistes puis décadents, pour une rédemption catholique. La réalité est tout autre, La Bièvre et Saint-Séverin en est une preuve par la plume. Dès ses prémices littéraires et naturalistes, Huysmans est un écrivain d’une constance rare dans ses choix de thèmes et objets d’études. Dans sa première publication à compte d’auteur, Le Drageoir à épices (1874), son poème en prose « Rive gauche » donne à voir par une écriture sensuelle, colorée et matérielle, la Bièvre en ce qu’elle évoque de nature enchanteresse passée, et ce qu’elle est tristement devenue par l’usage outrancier et destructeur de l’homme. Le poète des débuts dédie ce texte à son ami Henry Céard en fin connaisseur depuis l’enfance et habitant du quartier des Gobelins. Ce même poème est repris en 1877 dans la République des Lettres sous le titre désormais explicite « La Bièvre », enfin dans le second recueil de poésies en prose de l’auteur, Croquis Parisiens, en 1880. Cette insistance à présenter ce cours d’eau dont la pureté originelle prend sa source dans une nature terne, triste mais bien vive, et qui finit par mourir dans un Paris moribond, n’est pas fortuite. Ce texte qui se présente alors comme l’incarnation du naturalisme encore sous l’influence zolienne, est cependant repris par Huysmans pour redéfinir son art, loin de la scène parisienne.
Dans une toute nouvelle mouture, l’écrivain faisant honneur à ses origines, publie en 1886 dans la revue hollandaise Nieuwe Gids, un récit ou devrait-on dire une étude intitulée « la Bièvre », dédiée cette fois à un autre de ses proches, Georges Landry, dont il vient de faire la connaissance et dont l’amitié s’est établie instantanément. Cette nouvelle version fera l’objet d’un tiré à part de 10 exemplaires, constituant la véritable édition originale, avant d’être publiée en volume en 1890. La plume est nettement poétique pour ne pas dire lyrique, la Bièvre est une jeune fille qui court à sa perte dans les bras d’un Paris impitoyable – l’ombre d’une Marthe qui finit sa course dans les rues n’est pas loin. En revanche, si le lecteur pouvait par le passé se choquer de la décrépitude parfois sans espoir qui le pousse à la résignation, ce texte original de La Bièvre transforme la destruction de la nature en un geste de bravoure et de beauté de l’écriture : le naturalisme matérialiste n’est plus, vive le naturalisme spiritualiste !
L’auteur du Drageoir que Rémy de Gourmont qualifiait d’« œil » de critique et d’amateur d’art sans pareille, prend définitivement sa place d’artiste, de peintre écrivain de la nature portée aux nues au point de devenir mystique. L’histoire éditoriale de La Bièvre pouvait s’arrêter là, mais Huysmans n’en a pas fini avec cette étude…
En 1898, Huysmans ressuscite La Bièvre à l’occasion de la divulgation et de la toute première édition d’une nouvelle étude sur un autre quartier parisien voisin : Saint-Séverin. Après une pré-édition en feuilletons dans L’Écho de Paris entre avril et août 1898, cette publication en volume constitue l’édition originale de ce récit que Huysmans dédie à son ami Henri Girard qui plus tard héritera du fameux portrait de l’auteur, pastel par J.-L. Forain. Le nom de Saint-Séverin n’est pas inconnu des romans huysmansiens, à l’instar d’ À rebours (1884) qui cite « l’incomparable vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cet humble ascète, apparu, semblable à un ange de miséricorde, aux peuples éplorés, fous de souffrances et de peur. » De nouveau, l’écrivain puise dans son vivier littéraire souvent confondu avec son histoire personnelle : Huysmans est une âme d’un des diocèses parisiens les plus anciens, baptisé le 6 février 1848 à l’Église Saint-Séverin près de sa maison natale au 11 de la rue Surger, et à quelques pas de Saint-Sulpice et son environnement quotidien. Pour celui qui a vu le Paris des Gobelins et des eaux usées de teintures boueuses partir dans les méandres de l’Histoire, il devient impérieux aux yeux de Huysmans de sauver le quartier Saint-Séverin médiéval encore en sursis. Il use de tableaux à la fois historiés, colorés et vivaces, poussant à l’extrême ce qu’il a initié dans La Bièvre, les mots dans un phrasé expressif comme salut et renaissance, permettant à l’auteur comme à son lecteur de pérégriner, devenir des pèlerins dans les rues de Saint-Séverin au cœur de Paris. L’étude devient un apologue naturaliste au cheminement spirituel propre, et le lecteur de réaliser que la conversion En route (1895) de Huysmans ne doit rien au hasard, encore moins à un rachat d’âme moralisateur et opportuniste. Mais cette particularité huysmansienne (loin de Léon Bloy ou encore Paul Verlaine) s’inscrit dans une réalité soucieuse du monde concret, Huysmans souhaitant pour l’église dont le sort est alors aux mains des instances publiques, « que le crédit qui sera peut être voté soit suffisant pour assurer la solidité des murs de Saint-Séverin et insuffisant pour permettre à ces gens de la contaminer » (1900). Son vœu sera entendu, le cloitre de Saint-Séverin étant toujours sur pieds et désormais un lieu à la charge symbolique forte pour les amoureux de Huysmans. À chaque date anniversaire de la mort de l’auteur, le 12 mai, est prononcée une allocution en mémoire de l’auteur, une tradition à laquelle ont contribué François Mauriac en 1957, Pierre Descaves en digne fils de Lucien Descaves fondateur de la société Huysmans, ou encore René Dumesnil. Cet ami tardif de Huysmans (ils font connaissance en 1905, Dumesnil est né en 1884, année d’À rebours), comprend l’importance et la subtile âme de Huysmans et le lien qu’il tisse avec Saint-Séverin, rapport exposé de façon touchante dans une conférence-hommage délivrée en 1931 dans la salle paroissiale de l’église. Nombreux sont ceux qui ont attesté de la conversion profonde et mystique de Huysmans, mais le dernier mot revient tout de même à Henri Céard : « le vieil enfant, dans la crise la plus douloureuse de sa vie, retournera en larmes [à Saint-Séverin] et d’où il sortira prêt pour la conversion ».