Joris-Karl Huysmans. Le drageoir à épices.

JORIS-KARL HUYSMANS. Le drageoir à épices. Paris, E. Dentu, 1874, in-12 (162 x 102 mm), maroquin caramel, décor mosaïqué doré de style byzantin sur les plats encadré d’un double filet doré, dos à nerfs orné, encadrement intérieur de filets et motifs mosaïqués dorés, doublures et gardes de moire bleue, doubles gardes de papier marbré, tranches dorées, non rogné, couvertures et dos (Bernasconi).

Édition originale tirée à petit nombre pour laquelle il n’a pas été tiré de grand papier.

L’UNE DES TOUTES PREMIÈRES DÉDICACES DE L’AUTEUR, ELLE EST ADRESSÉE À SON AMI DES PREMIERS ET DERNIERS MOMENTS HENRY CÉARD :

A H. Céard
Avec ses amitiés
G. Huysmans

SOMPTUEUX EXEMPLAIRE EN PLEIN MAROQUIN DÉCORÉ AVEC SES DOUBLURES ET GARDES DE MOIRE BLEUE, ŒILLADE BYZANTINE À L’ADRESSE DE SON SPECTATEUR.

Somptueux exemplaire exempt de rousseur, il est à grandes marges et conservé avec ses couvertures et dos de 1874, condition fort peu commune, de surcroit enrichi d’un des très rares envois contemporains connus de l’édition. Le rare faire-part de décès de l’écrivain a été monté en tête de l’exemplaire, ainsi qu’un feuillet manuscrit de l’auteur avec nom et titre de l’ouvrage.

La reliure, signée d’Auguste Bernasconi, relieur suisse installé rue de Seine, est à dater entre 1890, date de son début d’activité et 1930 date de son association avec le relieur Goix.

PROVENANCES : Henry Céard (envoi) ; Octave Homberg (Dispersion : Cat. I, 23-24 mars 1942, n° 266) ; Jean-Claude Delauney (ex-libris).

7 000 €


Plume pimentée, pinceau cramoisi… festin poétique : genèse littéraire de Huysmans.
Georges-Marie-Charles Huysmans a 26 ans quand sa toute première production littéraire est publiée. D’un naturel discret, il ne souhaite briller que par sa plume et ses choix d’allégeances littéraires. Pour entrer dans le cercle des lettrés, il se donne de bon cœur à l’exercice incontournable et si ardu de l’écriture poétique. Ses ingrédients sont les mots populaires et crus du maître François Villon à qui il dédie un poème dans le respect de la langue, et la poésie en prose moderne et ruisselante de sensualité baudelairienne, auxquels Huysmans ajoute son art de la narration imagée mais concrète, que certains commentateurs qualifient de réaliste, pour ne pas dire pré-naturaliste. Tout est couleurs, parfums et étrangeté : 18 poèmes invitent au voyage dans l’esprit déjà bien construit de Huysmans. Son œil est convoqué librement et avec assurance. L’œil du scrutateur curieux des détails les plus triviaux du monde contemporain : un « Sonnet » liminaire, entre cafés, bals et cabarets ; une « Ritournelle » sous le signe de l’absinthe et de volées à outrance ; « La rive gauche » et la Bièvre de la campagne pure à la ville crasse… L’œil du descendant d’une lignée d’artistes hollandais, fils de graveur, dont la culture artistique oscille entre maîtres et modernes : « La Kermesse de Rubens » , « Adrien Brauwer » , « Cornélius Béga » sont avec Rembrandt ou Van Dyck, des fenêtres sur la critique de l’art moderne à venir… L’œil de l’homme faible et lâche, amoureux des femmes dans toutes leurs tentations : Huysmans fait une « Déclaration d’amour » à Ninon, à « l’émailleuse » Ophélie, à « La reine Margot » , « ô la plus vile des reines, ô la plus belle des prostituées ! » Ainsi, le « Serpent qui danse » devient un majestueux « hareng saur » , et le salut n’est promis que par une « Ballade chlorotique » par laquelle la beauté de la mort n’est atteignable que par la laideur des sacrements couleur sang. Dès lors, comment ne pas voir dans ce Drageoir à épices, les pigments safran et carmin du tableau préparatoire d’une œuvre à venir, celle du naturaliste mystique, celle de « l’inventeur de l’impressionnisme » d’après Fénéon ? « Ce drageoir fantasque et ces menus bibelots et fanfreluches » séduisent aussitôt la critique, Jules Claretie de conseiller le « petit livre pour les raffinés » , y voyant « un prestigieux talent de description, avec de la bizarrerie et de la recherche ». Mais la critique la plus déterminante demeure celle de Théodore de Banville : « Les poètes seuls savent célébrer les poètes et c’est ainsi que je trouve la plus touchante, la plus douloureuse, la plus superbe apostrophe au grand rimeur des Ballades, Villon, dans un petit livre de prose amoureusement ciselée par un poète, M. Jarris (sic) Karl Huysmans qui en un temps dédaigneux (sa part est pourtant la meilleure!) s’occupe de sertir le mot, de peindre par l’harmonie et par le mouvement de la phrase, comme Gaspard de la Nuit, comme Flaubert, comme Baudelaire, comme les Goncourt! Son Drageoir aux épices est un joyau de savant orfèvre, ciselé d’une main ferme et légère… ». On ne doute pas du plaisir goûté par Huysmans à la lecture des références à Flaubert ou aux Goncourt. Cependant, il a fallu un an au jeune auteur pour éditer son opus. Après de multiples échecs durant toute l’année 1873, l’histoire retient la phrase de Jules Hetzel face au recueil qu’à son tour il refuse de publier : « Vous recommencez la Commune dans la langue française ! ». Huysmans, assumant son esprit révolutionnaire, décide de publier Le drageoir à ses frais, Édouard Dentu de fournir les presses. La plume est révélée et au travers d’une correspondance (fin 1874) entre Georges-Charles devenu Joris- Karl et son oncle, parrain et professeur de dessin Constant Huysmans, l’on comprend « la joie » et la revanche de l’auteur dont les écrits connaissent un premier succès. Il n’en demeure pas moins que la prose poétique huÿsmanienne suscite un puissant choc pour ne pas dire « dégoût », et l’auteur doit attendre encore un an avant que son public ne s’habitue à l’amertume de son écriture : les invendus au nombre de 300 sont repris en 1875, habillés d’une couverture de relais, le titre Le drageoir à devenant aux épices. Cependant, ce titre mouvant n’occulte aucunement l’importance que revête ce recueil : René Pajou, dans Le conseilleur du Bibliophile en septembre 1876, cite de nouveau le titre initial du Drageoir à épices, « tiré à un très-petit nombre d’exemplaires, [qui] sera bientôt une rareté bibliophilique, on le recherchera avidement, car son auteur, qui le considère peut-être aujourd’hui comme un péché de jeunesse, est en passe de devenir célèbre, avec un roman qu’il va publier prochainement. Il est intitulé Marthe. »
Quand Huysmans fait la connaissance d’Henry Céard (1851-1924) au Ministère en 1873 par l’entremise de Ludovic de Francmesnil, les deux jeunes hommes ont déjà vécu des expériences parallèles approchantes. L’ébranlement de 1870 est propre à toute une génération dont les écrivains s’emparent, Huysmans et Céard ne feront pas exception. Ce qui lie les deux esprits va au-delà. Huysmans en lutte face aux éditeurs frileux, trouve en Céard un fervent défenseur de sa poésie inventive : pour Céard qui « a rimé toute sa vie, depuis le lycée jusqu’à son lit de mort » (René Dumesnil), le dévoilement du Drageoir aux yeux du monde correspond à la genèse d’une amitié sans faille et profonde avec son aîné qui l’inclut très vite dans le cénacle de son appartement rue Vaugirard en 1874. Le drageoir est enfin publié, et Huysmans initie sa tradition d’envois laconiques à ses « vieux amis » de la première heure dont Céard fait déjà partie, à en croire l’exemplaire qu’il lui adresse. Au-delà de la prouesse de jeunesse poétique, ce recueil sera le point d’entrée des deux hommes dans le naturalisme zolien : Huysmans, qui perçoit 95 francs des premières ventes de son recueil, dépense ses gages dans l’achat de l’ensemble déjà publié des Rougon-Macquart, La Faute de l’Abbé Mouret (1875) étant le dernier récit en date. En passionné, il partage ses lectures avec Céard qui conquis, cherche par tout moyen d’entrer en rapport avec le maître du naturalisme. Par une heureuse méprise, Zola ouvre sa porte à ce qu’il croit être un détaillant de vin, et se retrouve face à Céard, jeune homme hardi et touchant, aux éloges sincères, un livre à la main en étendard d’une nouvelle génération prometteuse : Le drageoir à épices de Huysmans. Une nouvelle rencontre est prévue, Céard devant tenir sa promesse de revenir avec le premier roman de Huysmans, Marthe (1876). La suite est bien connue avec Les soirées de Médan (1880). Si Céard promeut les écrits poétiques de son ami, il leur préfère ses récits. Huysmans prend en grande considération les conseils de son cadet, et abandonne un temps la poésie pour fournir ses premiers romans et nouvelles naturalistes. Les amateurs de poésie en prose devront attendre 1880 pour découvrir les Croquis parisiens. En revanche, Céard poursuivra la quête poétique : ses premiers poèmes dont l’écriture date de cette cruciale année 1873, sont publiés en 1877 dans la revue l’Artiste de Théodore Hannon. Quatre ans plus tard, Céard et Huysmans participent à une publication bruxelloise licencieuse derrière laquelle se cache le diabolique éditeur Kistemaeckers, Le Nouveau Parnasse satyrique du XIXème sièccle. Les sonnets de Huysmans sont une charge en règle contre le bon goût, et Céard cite à son tour Villon avec « Ballade des pauvres putains ». La poésie siéra bien mieux à Céard qui navigue entre respect des classiques et création personnelle, allant jusqu’à inventer le « céardin », vers de 14 pieds. Cependant, c’est bien dans une lecture naturaliste entre art et esthétique poétique que les deux auteurs se comprennent. Au lendemain de la disparition de son ami, Céard rend en ces mots justice au poète Huysmans dont une lucidité excessive poussait à renier une partie de ses poèmes : « Huysmans a transporté de la palette à l’encrier les conceptions des grands artistes de Hollande et de Flandres, qui, dans leurs tableaux, mêlent l’observation la plus matérielle, la plus extérieure, la plus colorée aux délicatesses du mysticisme le plus naïf et le plus surhumain. Vierges et kermesses, cabarets et descentes de croix, viandes et poissons qui s’étalent, âmes qui s’évaporent dans des corps émaciés, mains qui s’égarent sur les seins luxurieux ou qui vers le ciel élèvent la prière, comme les maîtres qu’il respectait la fixaient sur la toile, il fixa sur papier, cette double vie de l’esprit et de la chair. »