Paul Verlaine. La bonne chanson.

PAUL VERLAINE. La bonne chanson. Paris, Alphonse Lemerre, 1870. In-16 (160 x 95 mm), demi-percaline émeraude à coins, plats de papier marbré, dos lisse, non rogné, couvertures conservées (reliure circa 1890).

Édition originale.
Le tirage des grands papiers se limite à 10 premiers exemplaires sur papier de Chine, suivis de 10 exemplaires sur papier Whatman, puis 20 exemplaires sur papier de Hollande. Le tirage courant se limite à 550 exemplaires sur papier vélin teinté.

EXEMPLAIRE OFFERT À SON PREMIER AMANT, LUCIEN VIOTTI, PEU DE TEMPS AVANT SA RENCONTRE AVEC ARTHUR RIMBAUD :


à mon cher Lucien Viotti
P. Verlaine

ÉTOURDISSANTE PROVENANCE POUR UN EXEMPLAIRE VERLAINIEN D’UN INTÉRÊT HISTORIQUE MAJEUR.

Les exemplaires offerts à ses amants sont de vrais merles blancs bibliophiliques. À notre connaissance, seul l’exemplaire offert à Lucien Létinois est d’intérêt approchant. Passé dans la collection André Lefèvre en reliure postérieure de Septier (Dispersion : Cat., III, 15-16 novembre 1966, n° 694) ; il réapparait dans la prestigieuse collection Jacques Guérin que le fait relier de nouveau par les soins de son relieur habituel Léca. La reproduction de l’exemplaire du catalogue fait apparaître le papier fortement piqué (Dispersion : Cat., V, 29 novembre 1988, n° 101) ne l’empêchant pas d’atteindre la somme de 100 000 francs (frais inclus). Exemplaire parfait dans sa première reliure, une ravissante percaline de la fin du XIXème siècle.

PROVENANCE : Lucien Viotti (envoi).

60 000 €


Paul Verlaine (1844-1896), à 24 ans, jouit d’une reconnaissance indéniable, celle du poète incontournable de la jeune génération. Les Poèmes saturniens (1866) constituent la preuve de son talent créatif. Quand il rencontre la jeune adolescente Mathilde Mauté de Fleurville (1853-1914), alors âgée de 15 ans, leurs aspirations respectives semblent opposées : à lui la vie sulfureuse et bohème, entre écriture parnassienne et populaire dans les cafés envahis de « fée verte » ; à elle la vie d’une future mondaine qui sait accueillir plus par élégance que par convention, qui sait soutenir la conversation avec esprit et intelligence.
Début 1868, leur première rencontre ne fait pas date. C’est au printemps que Mathilde, au bras de son demi-frère Charles de Sivry chez la mondaine Nina de Callias, rencontre toute une joyeuse bande, dont fait partie Edmond Lepelletier accompagné de Paul Verlaine. Le Saturnien et son nouvel ami qu’il surnomme « Sivro » sont des frères de beuverie mélomane et poétique. Mathilde voit se dessiner les amitiés et les œuvres. Mais c’est lors d’une rencontre fortuite et plus intime chez Charles que la jeune femme exigeante oublie la laideur et la dégaine de Verlaine, séduite désormais par son esprit et sa fougue. Quant à Verlaine, il est envoûté par la fraîcheur et la beauté innocente de la jeune première, à l’instar de sa passion pour sa jeune cousine Elisa disparue trop tôt. Mathilde ranime la flamme, en Blanche apparition qui chante et qui scintille, / Dont rêve le poète et que l’homme chérit (I), Elle a la candeur des enfances / Et les manèges innocents. (II). Bien vite, et sans crier gare, le poète demande à de Sivry la main de sa demi-sœur, ceci en août 1869. Ce dernier est étonné mais comprend la situation, d’autant que le poète persiste dans ses fréquentations sujettes à questions, comme son amitié trop appuyée avec un certain Lucien Viotti, que viendrait attester une lettre d’un témoin datant de juillet 1869, une domestique proche de la mère de Verlaine, notant le vacarme causé une nuit par le poète aviné et accompagné d’un « ami » resté dormir… Ainsi, il faut occulter une réalité inavouable, les velléités érotiques et licencieuses du poète avec lesquelles il faut en finir, vice devenu bien trop visible y compris dans sa poésie, à l’instar du recueil Les amies (1867) mis à l’index par les autorités, et bien entendu, les Fêtes Galantes (1869) dont la teneur peu chaste et secrète éveille une curiosité coupable. Dès lors, Verlaine voit en Mathilde son salut, lui le noceur invétéré, l’amoureux passionné ne faisant pas cas du genre qui se présente. Ainsi, C’en est fait à présent des funestes pensées, / C’en est fait des mauvais rêves, ah ! … arrière / L’oubli qu’on cherche en des breuvages exécrés ! (IV). Le mariage est le rang parfait dans lequel se réfugier : Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie (IV). Le salut prend une tournure sacrée quand Verlaine écrit à sa bien-aimée : À penser qu’un mot, un sourire / De vous est désormais ma loi (XV). L’avenir sera cruel tant le souhait ardent du Faune sera mis aux oubliettes à peine un an après les noces… De Sivry, en toute connaissance de cause, transmet la demande en mariage du repenti du moment. Mathilde est légère et passe un été merveilleux, le père Mauté est sceptique, demande des gages qui seront donnés. Mais l’attente de la réponse est interminable : Quinze longs jours encore et plus de six semaines / On s’écrit, on se dit comme on s’aime (X). Verlaine, qui n’a prévenu que très peu de personnes de ce mariage à venir, enflamme sa plume et écrit continuellement à sa bien-aimée… La bonne chanson est née !
Ce recueil quasi autobiographique est l’unique ensemble à contenir des poèmes contemporains des événements vécus et sources d’inspiration. Preuve d’amour passionné mais sage, de diplomatie chaste et loin de l’image de son auteur, ceux qui connaissent l’homme ne s’y trompent pas. Mais La dure épreuve va finir : / Mon cœur, souris à l’avenir. (XI). Il y aura bien noces, prévues l’été 1870 : J’ai depuis un an le printemps dans l’âme (XXI). Tout semble converger vers un bonheur apaisé. La bonne chanson sort de presse le 12 juin 1870, les préparatifs du mariage vont bon train. On publie les bans le 29 juin. Verlaine offre à sa future épouse son exemplaire le 5 juillet. Mais la guerre de 1870 ne peut attendre, la déclaration des hostilités a lieu le 19 juillet. L’éditeur Lemerre décide de reporter la publication du recueil. A cette malchance, s’ajoute le report du mariage qui n’est célébré que le 11 août, car Mathilde est malade, si mauvais présage il fallait. L’avenir ne le démentira pas, le jeune poète errant Rimbaud n’étant pas étranger aux drames à venir. Charmé par les Fêtes galantes qu’il trouve « fort bizarre, très drôle », le jeune Arthur alors âgé de 16 ans recommande à son professeur Izambard, dans une lettre du 25 août 1870, d’acheter un recueil qu’il n’a pas encore lu, La bonne chanson. Rimbaud ne connaît pas encore son futur amant, mais déjà, il est l’un des premiers à relever la publication malgré les obstacles dus à la guerre. Une publicité à plus grande échelle paraîtra dans le catalogue de la librairie le 3 décembre 1870, et la diffusion devra attendre 1872.

Si le recueil semble obéir à une volonté de Paul Verlaine d’entrer en ménage, et ainsi déguiser la réalité licencieuse d’une vie oscillant entre amours masculins et féminins, il n’en est pas moins vrai que les démons perdurent… Charles de Sivry n’est pas seulement l’entremetteur entre Paul et Mathilde, il est aussi le chaînon entre son compagnon noceur et son ami de jeunesse Lucien Viotti (1848-1871). En effet, Charles et Lucien se connaissent depuis les bancs du Lycée Chaptal, le premier en amoureux de la musique, le second en passionné de littérature. C’est en 1868 que Verlaine et Viotti font connaissance. Ironie du sort, car c’est à cette même période que la jeune Mathilde entre en scène. C’est au détour d’un Opéra-bouffe intitulé Vaucochard et Fils 1er, satire du pouvoir napoléonien en place, que ces messieurs poètes et musiciens se rassemblent. Paul et Lucien sont commis à l’écriture du livret. Lepelletier notera le temps long et infini consacré à la rédaction d’un livret bien concis et dont le talent de Verlaine aurait aisément pu écourter… La proximité et l’amitié des deux hommes ne font aucun doute, au regard des confidences et des attentions réciproques démontrées au fil du temps. Quand Viotti écrit à de Sivry dans une lettre non datée mais probablement envoyée début août 1869, il s’enquiert de nouvelles de Verlaine sur sa demande en mariage. Entre les lignes, le lecteur comprend que de Sivry a confié cette information à Viotti sous le sceau du secret, que ce dernier ne trahit pas auprès de Verlaine-même. Délicatesse ou rancune tacite ? Une brouille viendra ternir le tableau entre les deux hommes. L’ultime poème des Fêtes galantes, « Colloque Sentimental », en témoigne : les amoureux sont « deux formes » bientôt « deux spectres ». Désormais, Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles. Edmond Lepelletier dira que la raison en est un amour secret de Viotti pour Mathilde. Celle-ci dira son étonnement dans ses mémoires et préfèrera une raison plus plausible, le caractère jaloux de son époux fasciné par le jeune Lucien. Ainsi, l’exemplaire de La bonne chanson offert à peine sorti de presse et gratifié d’un envoi à Viotti serait-il une preuve d’affection profonde et innocente, un geste de réconciliation avant les temps sombres de la guerre, ou une histoire plus complexe ?
Viotti, censé être dans l’ignorance du mariage, n’aurait pu y assister quoiqu’il en soit : il s’est engagé en date du 11 juin, pour subir comme tant d’autres, la grande Débâcle. Blessé au pied en novembre, il meurt dans un hôpital à Mayence en janvier 1871. Demeuré à Paris, le tout jeune époux Verlaine est informé de cette perte qui le bouleverse. La mort rôde autour de ceux qu’il aime passionnément. Pour preuve, un texte plus tardif qui montre le vif amour toujours présent, les Mémoires d’un veuf (1886), qu’il dédie « à un ami*** ». Le manuscrit de cette plaquette, conservé à la Bibliothèque J. Doucet, ne permet aucun doute, la dédicace complète étant : « à mon ami Lucien Viotti ». Les mots de Verlaine sont signifiants, imaginant un Viotti revenu d’outre-tombe, pour lui dire : « Et tout ton être élégant et fin de vingt ans, ta tête charmante (celle de Marceau plus beau), les exquises proportions de ton corps d’éphèbe sous le costume de gentleman, m’apparaît à travers mes larmes lentes à couler. Hélas ! ô délicatesse funeste, ô déplorable sacrifice sans exemple, ô moi imbécile de n’avoir pas compris à temps ! Quand vint l’horrible guerre dont la patrie faillit périr, tu t’engageas, toi, qu’exemptait ton cœur trop grand, tu mourus atrocement, glorieux enfant, à cause de moi qui ne valais pas une goutte de ton sang, et d’elle, et d’elle ! »
Mathilde, la « misérable fée carotte », est prise dans les coups de feu amoureux de son époux. Si le doute persistait à penser que Viotti était épris de Mathilde, une certitude demeure, celle d’un Verlaine fou de son cadet, que sa propre volonté de sagesse a écarté, et que la guerre a pris. L’immense vide affectif laissé par Viotti ne sera égalé, pour ne pas dire surpassé que par la passion dévorante que Verlaine aura pour Rimbaud. Mais c’est un autre amant de Verlaine qui résout l’énigme autour de Viotti : un autre Lucien, de son nom Létinois. Professeur d’anglais au lycée Rethel en 1878, Verlaine ne peut refréner son amour pour le jeune éphèbe, au point d’en perdre sa place. Il lui offrira un exemplaire de Romances sans paroles (1874), avec un envoi identique à celui de notre exemplaire : « A mon cher Lucien ». La troublante similarité des envois jusqu’au prénom lève le doute des plus sceptiques sur le cas Viotti. Nous n’avons pu trouver d’autres envois de Verlaine à Lucien Viotti, ce qui s’explique aisément : les deux hommes se sont connus à l’orée de la carrière littéraire de Verlaine. Celui-ci n’aurait pu lui offrir que les Poèmes saturniens, bien antérieurs à leur rencontre, ou peut-être les Fêtes galantes, mais encore à ce jour, aucun volume connu vient en attester, ce qui fait de notre exemplaire une insigne rareté.
Par ailleurs, les envois aussi intimes par Verlaine sont eux-mêmes d’une rareté remarquée. Au regard de l’ensemble des exemplaires des ouvrages de Verlaine passés sur le marché, les envois qu’il a accepté d’y inscrire et qui vont au-delà des simples formules convenues de l’ordre du « cordialement », « respectueusement », « sympathiquement », « hommages », etc…, sont forts rares, et ce peu importe le titre concerné et le prestige du destinataire. Ainsi, ni les mots d’Edmond Lepelletier, ami et biographe fidèle mais bonimenteur à ses heures, ni les mémoires de Mathilde Mauté, épouse bien compréhensive et en quête de justesse plus que de vengeance, ne pourraient désormais occulter la réalité de cet envoi si signifiant, marque évidente et historiquement importante de ce véritable premier amour du Prince des poètes.